En dix ans, l’application s’est infiltrée dans nos vies jusqu’à modifier nos comportements. Une vitrine magique… parfois très éloignée de la réalité. Décryptage.
On ne regarde plus les couchers de soleil de la même façon, on filme les défilés de mode et les concerts, on photographie nos plats avant de les manger, on publie une photo de disparus accompagnée d’un #RIP (repose en paix), on partage son mood et ses vacances, on se géolocalise, on like, on regram, on storise, on scrolle et se selfise. On met parfois certains comptes en sourdine, on envisage souvent la détox. En 2020, Instagram célèbre ses dix ans. En une décennie, l’application, qui réunit plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde, a provoqué une véritable révolution qui a changé nos vies sous bien des aspects. Passage en revue de ce que l’on peut appeler un raz-de-marée sociétal.
«On dégaine son portable partout, tout le temps, dès le réveil : nous scannons tout sans en avoir l’air, à la recherche de potentielles opportunités de posts. Bienvenue dans l’ère de la dictature du "pics or it didn’t happen" : littéralement, "des photos ou bien rien n’est vraiment arrivé", et de son pendant, "des likes ou ça ne vaut rien"», souligne Charlotte Hervot. On adopterait même certains comportements pour alimenter son compte (voir telle exposition, aller à telle soirée, rencontrer telle personne…). «Le simple fait d’aller à la salle de bains est devenu une "expérience" à part entière au point que partout, dans les hôtels, les restaurants et à la maison, les toilettes “montent en gamme” pour que l’on puisse valoriser cet instant par un bathroom selfie », remarque l’auteure. Et que dire de cette étude anglaise qui indique qu’environ une personne sur dix achète des vêtements en ligne pour les poster sur Instagram avant de les retourner pour obtenir remboursement ? Ou bien des hôtels Ibis en Suisse qui proposent le service «Relax, we post» pour gérer le compte d’un client à sa place ?
Le monde sous le filtre d’Instagram
«Insta», comme on dit, a mis en place un nouveau langage esthétique : on parle d’ailleurs désormais de «l’instagrammabilité» d’une collection de mode, d’une destination touristique, d’un plat, d’une architecture… et même d’un visage. C’est le fameux Instagram face : un visage embelli et modifié à coups de filtres (peau lissée, visage affiné et parfaitement calibré, lèvres gonflées) qu’on peut retrouver dans la vraie vie à condition de recourir à la chirurgie esthétique (les opérations pour ressembler à sa propre version avatarisée sont d’ailleurs en hausse).
«Ce n’est pas Instagram qui imite le monde, c’est le monde qui imite Instagram. L’image absorbe tout et devient une fin en soi. À quoi bon être heureux si l’on ne peut pas le partager sur Instagram ?», s’interroge le romancier et essayiste Paul Vacca, auteur notamment des Vertus de la bêtise (Éd. de l’Observatoire).
Une voie professionnelle, une vie publique
«Instagrammabiliser» le monde est d’ailleurs devenu un métier : celui, si controversé, d’influenceur, relais d’opinion qui fait totalement partie des stratégies de communication des marques. Ils parcourent le monde et les dîners en postant story sur story, transformés en nouvelles égéries de marques. Ces dernières sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses à se lancer ou à se développer sur l’application, comme Fenty Beauty (Rihanna), Rouje (Jeanne Damas), Kylie Cosmetics (Kylie Jenner), etc. «Influenceur ou pas, avec Instagram, on est tous devenus le directeur artistique de notre vie : chacun d’entre nous peut être créateur d’un univers.
L’application nous pousse à éditer du contenu et on est tous invités à se demander : qu’est-ce que je vais raconter et montrer de moi ?», souligne Marie Robert, philosophe, auteure notamment de Descartes pour les jours de doute (Éd. Flammarion/Versilio). On serait donc devenus des communicants, chargés de développer une ligne éditoriale ou d’imaginer un curating particulier pour se différencier, mais aussi nos propres paparazzis, prêts à traquer nos moindres faits et gestes.
Une vision artificielle
«Le problème, c’est qu’on oublie que tout ceci n’est rien d’autre qu’une fiction. Il faudrait ajouter un nota bene sous les posts : "Attention, c’est une mise en scène, ce n’est pas la réalité". Quand on lit un livre, on sait que c’est faux, mais cela suscite des émotions vraies ; il se passe entre l’auteur et le lecteur un pacte de "feintise ludique partagée", selon l’expression de Jean-Marie Schaeffer», analyse Marie Robert, que l’on retrouve derrière le compte @philosophyissexy.
Sur Instagram, c’est beaucoup plus ambigu. Et la comparaison avec l’autre se trouve à portée de clics… «L’application est dans une "iconisation" permanente, alors forcément ça crée du blues, on se sent tous un peu minable face aux vies exposées», reconnaît Paul Vacca.
On oublie vite aussi qu’il nous manque le hors-champ, autrement dit, l’implicite. Lorsqu’on n’a pas la légende, il est très difficile de juger. «En postant, il faut aussi assumer le risque d’être mal compris. C’est comme tout, il faut une éducation aux choses, ce n’est pas intuitif. Il serait d’ailleurs intéressant d’introduire un cours d’initiation au numérique au lycée pour sensibiliser les ados à toutes ces problématiques», poursuit Marie Robert. Un malentendu ou un bad buzz sont vite arrivés, alors prudence… «Notre compte Instagram - comme toutes nos traces numériques - peut aussi se retourner contre nous : cambriolage, tromperie… Sans compter le fisc, qui n’hésite plus à éplucher les profils pour comparer le train de vie déclaré et celui affiché. Aux prud’hommes, les avocats des employeurs étoffent aussi leurs dossiers grâce aux réseaux sociaux», raconte Charlotte Hervot.
Entre vice et vertu
Si l’on reconnaît qu’Instagram permet le partage et la mise en relation, on le rend aussi responsable de tous les maux… Créateur de vanité, d’impudeur et de narcissisme, Instagram ? «Il s’agit, à mon sens, d’une mauvaise lecture. N’est-ce pas plutôt notre société de la performance qui nous pousse à un individualisme exacerbé ? Dans un monde où nous devenons tous autoentrepreneurs de nous-mêmes, l’application permet aussi de se créer un réseau, de montrer son travail… La fracture numérique se situe peut-être là : entre ceux qui ont besoin d’être sur Instagram et ceux qui n’en ont pas besoin…», souligne Paul Vacca. Chaque chose contient le meilleur comme le pire, dit-on. «Ce procès que l’on fait à Instagram est faussé : ni la vanité, ni l’impudeur ou l’addiction ne sont nées avec le réseau. Ce n’est pas Instagram qui est angoissant, c’est la vie !», tranche Marie Robert.
Pourtant, une étude publiée au Royaume-Uni a désigné l’application comme le réseau social le plus nuisible pour les jeunes utilisateurs, devant Snapchat, Facebook, Twitter ou YouTube. Parmi les potentiels effets négatifs évoqués : la perturbation du sommeil, l’anxiété, la dépression, la dégradation de l’estime de soi, le cyberharcèlement… On pourrait y ajouter la perte d’innocence. «Plus rien n’est gratuit ou léger, tout est injonction à poster, ça devient une charge de plus qui peut emprisonner», regrette Paul Vacca. Pour relativiser, n’oublions pas qu’à ce jour la photo la plus likée est un œuf : oui, un œuf tout simple, rien de plus !
Article : Madame Lefigaro
Auteure : Sophie Abriat
Comments